Face au piratage des livres numériques, il y a autant de manières de réagir qu'il y a d'auteurs et d'éditeurs, généralement plutôt négatives : n'oublions pas que pour les uns comme pour les autres, le livre est un gagne-pain. Certains tentent de s'en protéger en multipliant les DRM, solution dont je ne suis pas fan (et qui n'est pas le choix de mon propre éditeur) parce qu'elle pénalise surtout les utilisateurs de bonne foi, à la manière des messages anti-piratage culpabilisants sur les DVD qui manquent complètement leur cible puisque seuls les acheteurs du DVD vont le voir.
Mais cette absence bienvenue des DRM ne signifie pas pour autant que j'ai une bonne opinion du piratage, au contraire. Plus on essaie de faire confiance aux gens, plus, en réaction, on est déçu s'ils trahissent cette confiance.
Beaucoup défendent le piratage en disant qu'il s'agit de partage, moi j'ai plutôt l'impression qu'il s'agit d'être généreux avec les livres des autres. Oui, quelqu'un qui télécharge un livre dit à l'auteur "j'aimerais lire ton livre et que plus de personnes le lisent". Oui, mais il y a aussi une deuxième partie au message : "par contre on n'a pas envie de dépenser de la trésorerie pour ça". Pour l'auteur qui a investi des mois voire des années de travail dans un livre, et qui n'en tire souvent déjà pas beaucoup de revenus, cette partie-là est très difficile à bien prendre.
J'entends que les lecteurs ne disposent pas d'un budget illimité, et on rêve tous (moi la première) d'un monde idéal où la culture serait disponible gratuitement pour tous, mais ce monde n'existe pas encore, et en l'attendant, pirater a peu de chances de le faire arriver plus vite. Au contraire, cela peut décourager les auteurs et éditeurs de continuer de travailler si leurs livres se téléchargent gratuitement plus qu'ils ne se vendent : j'ai déjà vu l'annonce d'une saga littéraire interrompue par l'éditeur car les piratages des premiers tomes étaient bien trop nombreux par rapport aux ventes.
Sans vouloir faire culpabiliser les pirates (enfin, un peu quand même), il existe d'autres moyens d'accéder à des livres gratuitement ou à moindre coût, comme le marché de l'occasion, les prêts entre amis ou les bibliothèques (il y a d'ailleurs un exemplaire de L'étrange affaire Nottinger à la médiathèque de Sartrouville, c'est peut-être la seule bibliothèque à en avoir un mais je vous encourage à le consulter ou à l'emprunter là-bas si vous en avez l'occasion, en n'oubliant pas de le rendre, merci).
Maintenant, que faire ?
De tout ce que j'ai lu ou vu concernant le piratage, il y a une approche issue du monde vidéoludique que je n'ai jamais vue appliquée aux livres et qui, pourtant, à mon avis, aurait du potentiel : troller les pirates.
La méthode n'est pas nouvelle : remontons en 1992, époque où le marché des ordinateurs se partageait entre PC DOS, Amiga et Atari et où, alors qu'Internet n'était pas entré dans les foyers, les disquettes copiées (je vous parle d'un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître...) se multipliaient allègrement pour distribuer des jeux aux amis, collègues et membres de la famille équipés.
Les éditeurs de jeux le savaient, et beaucoup de jeux intégraient une "protection anticopie", qui consistait souvent en un écran où il fallait indiquer à quelle page du manuel du jeu se trouvait une image, un mot, un code (les manuels ne se diffusaient pas aussi vite que les disquettes, et si l'image était en couleurs et qu'il fallait distinguer des couleurs différentes, c'était encore mieux, la photocopie couleur n'étant pas disponible partout à l'époque). Selon le jeu, soit tout s'arrêtait après une mauvaise réponse, soit l'écran reposait des questions encore et encore jusqu'à ce qu'une bonne réponse soit donnée ou que l'utilisateur lâche l'affaire.
Le jeu KGB sorti cette année-là par les Français de Cryo avait une tactique un peu différente destinée à piéger les pirates : en cas de mauvaise réponse, le jeu se lançait comme si tout était normal, on voyait apparaître la cinématique de début et les premiers écrans et dialogues. Sauf qu'au moment où le protagoniste rencontrait pour la première fois son supérieur, celui-ci, au lieu de lui expliquer sa mission, déclarait : "Vous êtes un espion, vous avez échoué aux tests de vérification d'identité du KGB !"
... et c'était le game over. Le seul moyen d'aller plus loin dans le jeu était de disposer du manuel, et tant pis pour les pirates qui espéraient jouer à moindres frais.
Plus près de nous, les Australiens de Greenheart Games ont trollé beaucoup plus explicitement les utilisateurs ayant piraté leur jeu Game Dev Tycoon sorti en 2013. Personnellement, j'ai acheté ce jeu, et je recommande de le faire : pour la modique somme de 9.99$, le jeu est disponible sur toutes les plate-formes y compris Linux, contient pas mal de références vidéoludiques et d'easter eggs, et permet de se prendre pour un créateur de jeux vidéo (il n'y a pas de vrai développement, mais je suis sûre que vous prendrez du plaisir à créer des jeux aux noms évocateurs et à imaginer ce que donneraient des Brutal Kombat et autres Fatal Fantasy...).
Pourtant, malgré cet excellent rapport qualité-prix, le jeu a été piraté massivement. Sauf que ses créateurs avaient prévu le coup et ont eux-mêmes organisé la fuite du jeu sur les sites spécialisés. Comme pour KGB, la version "pirate" de Game Dev Tycoon donne l'impression d'avoir le jeu en entier, tout se lance normalement et le jeu est exactement le même que la version payante...
... à un détail près.
Quoi que fasse le joueur, à un moment donné le jeu commence à afficher des messages alarmants indiquant que les ventes baissent à cause du piratage, et ce jusqu'à ce que le studio fasse faillite faute de ventes. Et là encore, c'est le game over.
Si certains pirates ont probablement compris le message et admis de s'être fait prendre, d'autres, en revanche, ont poussé le vice jusqu'à aller demander sur les forums du jeu comment éviter le problème du piratage, et même... s'il est possible de développer des DRM pour arranger cela ! Hé oui, il y a sans doute des partisans du partage au profit de tous chez les pirates, mais apparemment il y a aussi pas mal de petits égoïstes dont la devise est "j'arnaque mais je ne veux pas être arnaqué". La réponse des modérateurs à base de "si vous n'utilisiez pas vous-même une copie pirate de notre jeu, ça ne vous arriverait pas" a dû en faire rougir certains... L'histoire est disponible ici (en anglais).
Bien sûr, les développeurs de jeux vidéo sont par définition plus versés en Internet et en piratage que la moyenne, mais pourquoi ne pas appliquer un principe similaire aux livres numériques ? Organiser une "fuite" qui couperait l'herbe sous le pied des vrais pirates et mettre en ligne sur les plate-formes habituées à la pratique une version truquée du livre ?
Par exemple, de préférence au moment du plot twist de l'histoire, ou au beau milieu du passage le plus riche en suspense du livre, ou au début de la scène de sexe que tout le monde attendait (selon le type de livre), on pourrait imaginer une coupure brutale avec la mention "la suite est réservée à ceux qui achètent le livre et font vivre les auteurs", ou, en plus créatif, un personnage brisant le quatrième mur et demandant au lecteur de bien vouloir acheter le livre s'il veut que l'intrigue continue, ou un enchaînement abrupt sur une scène où l'éditeur doit annoncer à l'auteur que la publication doit cesser parce que les gens préfèrent télécharger illégalement le livre et qu'il n'est plus rentable. Pour un auteur, les possibilités sont infinies et ne requièrent pas beaucoup plus de travail. Et s'il venait à l'idée des pirates de s'en plaindre, ils seraient à peu près aussi crédibles (et bien vus) que des cambrioleurs reprochant à leurs victimes d'avoir remplacé la PlayStation rangée dans le salon par une coquille vide...
C'est peut-être ma double casquette d'informaticienne et d'autrice qui m'influence ici, mais alors qu'on sait que le tout répressif ne fonctionne pas, je pense vraiment qu'il y a du potentiel dans cette approche plus ludique et plus originale que seulement brandir des menaces de sanctions qui tombent rarement dans la réalité. Dire "vous êtes libres de ne pas vouloir payer, mais dans ce cas attendez-vous à ne pas avoir l’œuvre complète et même un petit troll à la place" peut inciter les pirates (du moins ceux qui sont vraiment sensibles au discours sur le partage) à un peu plus de fair-play. Greenheart Games a eu les honneurs de la presse spécialisée pour sa méthode du "pirate piraté", et c'est en partie grâce à ce "buzz" que mon attention a été attirée sur Game Dev Tycoon et que j'ai fini par l'acheter.
Dans le même ordre d'idées, la première maison d'édition qui trollera ouvertement les pirates de ses livres avec des copies trafiquées a toutes les chances d'y gagner l'attention du public et des médias. J'offre l'idée gratuitement, profitez-en. Pour la mise en place, je suis toute prête à discuter des modalités.
Et n'oubliez pas, comme l'indiquait un autre jeu dans un avertissement au niveau de l'écran de chargement : "SPREAD THE WORD, NOT THE DISK" ("diffusez le message, pas la disquette") !
Pirates à l'assaut des livres numériques, allégorie - Illustration de The Illustrated Sporting and Dramatic News, 1880 [Domaine public], via Wikimedia Commons |
Bonus : D'autres trolls anti-pirate dans les jeux vidéo (en anglais)
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