vendredi 25 octobre 2019

Les personnages méchants

J'avais envie d'en parler depuis quelque temps, voici donc un petit billet sans prétention sur les personnages méchants et ce que j'en pense.

Un personnage méchant, c'est problématique ?

Derrière ce titre volontairement provocateur, il y a une discussion bien réelle qui a eu lieu il y a peu de temps sur Twitter sur le fait de reprocher à un auteur de mettre en scène un personnage "pas safe". En mettant de côté le fait que chacun a une sensibilité différente et que tout le monde n'estimera pas forcément de la même manière si un personnage est "safe" ou pas, faut-il se poser la question de savoir si c'est "bien" d'avoir des personnages méchants dans l'histoire, et si on peut reprocher à un auteur de mettre en scène des êtres peu recommandables ?
Pour moi, il n'y a pas à balancer : il faut des personnages méchants dans l'histoire, justement pour l'histoire. "Les gens heureux n'ont pas d'histoire" dit le proverbe, et de même, les personnages qui n'ont pas d'obstacles à vaincre, qui ne font pas face à l'adversité, ne vivent pas une histoire intéressante. Bien sûr, il reste possible de faire une histoire sans méchants, en particulier dans les livres destinés aux jeunes enfants, mais passé un certain âge, on a vite fait le tour de la question. Les adversaires sont les principaux producteurs de péripéties, de rebondissements, de tout ce qui fait le rythme d'une histoire, et pour moi il n'y a pas plus de sens à reprocher à un auteur de créer des méchants, qu'à lui reprocher de créer une histoire.
Il faut peut-être le redire à ceux qui ont tendance à confondre fiction et réalité, mais de même qu'un acteur qui joue un immonde connard à l'écran peut être une personne adorable dans la vraie vie, un auteur qui met en scène des personnages meurtriers, racistes, agressifs, pervers, malhonnêtes ou autres n'est pas forcément tout cela pour autant.
Pour une raison très simple : c'est particulièrement vrai dans les littératures de l'imaginaire, mais c'est aussi le cas ailleurs, un auteur n'écrit pas seulement sur ce qu'il connaît, mais sur ce qu'il peut imaginer, et même en étant quelqu'un de bien, il est extrêmement facile d'imaginer un méchant, en extrapolant à partir d'adversaires qu'on a soi-même rencontrés, ou à partir de divers personnages dont les médias nous abreuvent (je vous laisse insérer ici le nom de n'importe quel polémiste / politicien / autre qui correspondrait à cette définition et pourrait faire un bon méchant).
Qu'il soit caricatural ou plus subtil, le méchant est souvent un élément indispensable à l'intérêt du récit ! - Par J.J. de en.wikipedia.org [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/)], via Wikimedia Commons

Qu'est-ce qui rend un méchant intéressant ?

La première question étant réglée, penchons-nous sur la suite. Il ne suffit pas d'avoir un méchant pour avoir une histoire, il faut encore que le méchant s'inscrive bien dedans.
Le méchant est un antagoniste du héros. Généralement, les deux ne s'opposent pas par hasard, il y a quelque chose qui les lie. Ils peuvent être en compétition pour quelque chose (ou quelqu'un), le méchant peut désirer quelque chose que possède le héros, ou vouloir se venger du héros ou le punir pour un tort qu'il considère comme dû au héros. Cette liste n'est bien évidemment pas exhaustive, et les éléments peuvent se combiner : un méchant peut à la fois, par exemple, être en compétition avec le héros, désirer ce qu'il possède (son statut de vedette) et le punir (parce qu'il estime que le héros ne mérite pas sa première place). Oui, je parle de Dernière Course ici.
Cependant, un méchant ne se définit pas seulement par rapport au héros. En tant que personnage principal, il se doit d'avoir un passé, des faiblesses, des désirs et des motivations qui lui sont propres. S'il n'est pas forcément nécessaire de les détailler, ils peuvent néanmoins apparaître "en creux" dans ses actions.
Ici, il est intéressant de noter qu'à moins de mettre en scène le diable (et encore...) ou un "seigneur du mal", il est finalement plutôt rare qu'un méchant se définisse lui-même explicitement comme méchant. Il a plutôt sa propre conception de la justice ou de son devoir : par exemple, il peut vouloir prendre le pouvoir parce que l'ordre a besoin d'être rétabli, ou parce qu'il serait dangereux à ses yeux de le laisser dans d'autres mains. Dans certains cas, il peut même inverser les rôles et se présenter lui-même comme victime d'une injustice, voire comme un justicier incompris. Dans Dôme de Stephen King, "Big Jim" Rennie affirme être le seul capable de gérer la crise que traverse la ville et faire face aux mensonges du gouvernement. Dans certains scénarios du jeu vidéo Batman: The Telltale Series, le Joker décide de lutter contre la corruption qui règne à Gotham et se présente comme un justicier équivalent à Batman (mais discrédité par ses méthodes extrêmes). Ce peut être ainsi le héros qui crée (en général involontairement) le méchant qui devient un reflet déformé de lui-même, ce qu'il serait devenu si les choses avaient mal tourné.
Les choses sont d'ailleurs rarement toutes blanches ou toutes noires, et de même qu'un héros peut avoir une part sombre qui peut donner lieu ou non à un "arc de rédemption", un méchant peut également avoir une part plus lumineuse, qui peut aussi laisser entrevoir une possibilité de rédemption, ou au moins d'alliance provisoire avec le héros contre un autre méchant. Point n'est besoin d'aller très loin pour trouver des exemples, il suffit de voir le très controversé Severus Snape/Rogue, tour à tour allié et adversaire de Harry Potter et Albus Dumbledore, et très remarqué par la plupart des lecteurs et spectateurs, que ce soit en bien ou en mal.
Ce qui nous amène à une expression bien connue, celle du méchant "qu'on adore détester". Derrière ce paradoxe se trouve un personnage peu recommandable, mais qui possède un charisme certain qui lui permet d'attirer la sympathie du lecteur ou du spectateur, alors même que ce dernier n'est pas dupe et sait très bien de quel côté se situe le personnage. Cela rappelle que comme un bon héros, un bon méchant ne laisse pas indifférent et inspire au lecteur des sentiments parfois ambivalents, qui permettent aussi de capter l'attention et d'inciter à continuer de suivre le destin de ce personnage si impressionnant. Mais attention, comme dit dans la série The Thick Of It, dont le "héros" Malcolm Tucker est un parfait exemple du méchant qu'on adore détester :
"Il ne faut pas grand-chose pour passer du statut de "celui que tout le monde adore détester" au statut de "celui que tout le monde déteste".

Peter Capaldi a interprété plusieurs méchants "que tout le monde adore détester", notamment Malcolm Tucker dans The Thick Of It. - Par Gage Skidmore from Peoria, AZ, United States of America [CC BY-SA 2.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons

Expliquer le méchant, est-ce l'excuser ?

C'est une question qui rejoint un peu la première : au fond, ce qu'on peut reprocher à un auteur, ce n'est peut-être pas d'avoir créé un personnage méchant, mais plutôt de le créer de telle manière qu'on comprenne ses motivations, et donc qu'on l'excuse.
Sauf que comprendre et excuser, c'est loin d'être la même chose. Pour prendre un exemple extrême, on peut savoir qu'un raciste croit que les Chinois vont envahir le monde, mais ce n'est pas pour autant qu'on va valider son raisonnement. De même, ce n'est pas parce qu'une histoire explique qu'un personnage est motivé par sa propre idée tordue de la justice que le lecteur va forcément l'approuver.
Bien sûr, à ce niveau, cela va dépendre du lecteur et de ses propres opinions, et il est tout à fait possible que certains d'entre eux tombent d'accord avec un personnage méchant alors que ce n'était pas le but de l'auteur. Mais comme dit un autre proverbe, "l'auteur propose et le lecteur dispose". Autrement dit, chaque lecteur a sa propre interprétation de l'histoire et des personnages, et l'auteur ne peut pas être tenu responsable de chacune d'entre elles.
Choisir d'expliquer ou non les motivations du méchant reste le choix de l'auteur, et à mon avis c'est préférable pour éviter le cliché du méchant qui s'oppose au héros ou détruit le monde "juste parce que c'est un méchant". Exactement comme les héros, les méchants agissent pour des raisons qui leur semblent bonnes, et les exposer permet de les rendre plus réalistes, voire de dénoncer à travers eux les dangers de se reposer sur des positions extrêmes ou des jugements biaisés.
Toutes ces personnes lisent le même livre, mais imaginent-elles pour autant les mêmes personnages ? - Par Louis Léopold Boilly [Domaine public], via Wikimedia Commons

En conclusion, les personnages méchants sont un élément important d'un récit, et leur présence s'inscrit dans un rôle bien défini dont il est difficile de se passer. Tout comme celle des héros, leur origine et leur personnalité doivent être mûrement réfléchies et constituent un travail à ne pas négliger pour rendre son opposition au héros inoubliable.
L'important reste le contexte dans lequel cette opposition s'inscrit et le point de vue avec lequel elle est traitée. On peut mettre en scène des personnages parfaitement détestables et leur donner de l'importance, sans pour autant donner l'air de cautionner leurs actions ou leur motivation. Le fait que le héros gagne à la fin, ou si ce n'est pas le cas, que sa défaite ait un goût amer, est un bon indicateur du point de vue de l'auteur.
Tout comme une histoire, un personnage, a fortiori un méchant, ne peut pas plaire à tout le monde. Les lecteurs sont en droit de ne pas aimer le méchant, il n'est pas là pour ça. En revanche, chaque lecteur doit comprendre que si son point de vue est légitime, il y en a d'autres qui sont différents et qui le sont probablement tout autant, et qu'il est malvenu de reprocher à l'auteur quelque chose qui n'était sûrement pas du tout dans ses intentions.
Et surtout, ne pas oublier que la fiction reste de la fiction, et n'est pas quelque chose qu'on souhaite forcément transposer dans la réalité. Décrire un méchant ne signifie pas cautionner leur existence, pas plus que dire qu'il pleut signifie qu'on est pour la pluie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire