lundi 25 janvier 2016

Chaos organisé

Ce terme pourrait s'appliquer à bien des choses en ce moment, mais il s'agit du titre de la première anthologie de mon éditeur Le Peuple de Mü prévue pour décembre 2016.
Plusieurs auteurs apportent leur participation à l’œuvre, j'ai envoyé il y a peu de temps mon propre texte, une nouvelle intitulée Ex Machina. L'histoire en quelques mots : dans un futur assez proche, un "plombier de l'extrême", spécialisé dans les réparations des stations spatiales creusées dans des astéroïdes, est abattu apparemment sans raison par l'un de ses collègues. S'ensuivent, dans les parties suivantes (pas toujours classées par ordre chronologique), différentes mini-catastrophes comme l'évasion inexpliquée d'une activiste ou la réhabilitation en hôpital psychiatrique d'un jeune homme doté d'une "créativité excessive" (plus proche de nous, le DSM-V classerait déjà la créativité supérieure à la normale comme une maladie mentale, les artistes ont du souci à se faire...).
En le lisant, Benoît a qualifié l'ambiance de "chaos latent". D'autres auteurs ont d'ores et déjà envoyé leurs textes et j'espère que cela sera suffisant. La prochaine étape, dans les mois qui suivent, sera que l'éditeur contacte ses illustrateurs habituels, pour donner un aspect un peu plus visuel à cette future anthologie dont je suivrai la progression.

samedi 9 janvier 2016

"Nana" d'Emile Zola

J'ai décidé de faire un petit retour aux classiques dans mes lectures, entre deux StoryBundles de science-fiction et de fantasy. Attention, depuis quelques années, Nana a un peu perdu de sa visibilité à cause d'un manga homonyme, donc je précise pour ceux qui auraient confondu que l'on parle bien ici du roman d’Émile Zola : pas de Nana Ozaki ni de Nana Komatsu à l'horizon.
Publié en 1880, Nana fait directement suite à L'Assommoir, autre roman du cycle des Rougon-Macquart. Nana (son véritable nom, comme on l'apprend dans L'Assommoir, est Anna Coupeau, mais il n'est jamais mentionné dans Nana) est une jeune fille issue des milieux ouvriers, dont les deux parents sont morts d'alcoolisme et de maladie. La seule famille qui lui reste est une tante, Madame Lerat ; mais sans argent, son seul moyen de s'en sortir est la prostitution, qui lui a déjà apporté un fils né de père inconnu, Louis dit Louiset. Sa beauté plantureuse lui permet cependant de faire son chemin chez les "demi-mondaines", ces célèbres prostituées de luxe de la fin du XIXème siècle qui prennent leur clientèle chez les riches et les aristocrates.
C'est d'abord en se produisant au théâtre que Nana se fait remarquer. Elle joue atrocement mal et chante "comme une seringue" de l'aveu même du directeur, qui sait malgré tout que la beauté de la jeune fille et son déhanchement provocateur sous de simples voiles de tulle assureront son succès et celui de la pièce, un navet intitulé Blonde Vénus.
"A l'Aube" par Charles Hermans, 1875 [Public domain], via Wikimedia Commons
Le roman suit alors la vie de Nana à partir de ce premier succès. Une vie dominée par le chaos, car cette vie dépend tous les jours des revenus que lui apportent ses amants, mais aussi des propres caprices de Nana. Enivrée par son succès, elle agit sans cesse sur des coups de tête, décidant même, vers le début du roman, de laisser tomber le théâtre et le bel appartement que lui payait un de ses "protecteurs" pour se mettre en ménage avec l'acteur Fontan, qui se lasse vite d'elle et finit par la battre, puis par la mettre à la porte dès qu'il lui a trouvé une "remplaçante". Nana jette alors son dévolu sur le riche et très catholique comte Muffat à qui elle fait complètement perdre la tête, notamment en lui révélant crûment que la comtesse Muffat, de son côté, trompe son ennui et son mari avec le journaliste et auteur Fauchery. Le comte accepte tout pour l'avoir : lui payer un hôtel particulier, financer sa domesticité qui la vole et des cadeaux qu'elle brise en mille morceaux par pur caprice... Il n'espérait en retour que la fidélité de Nana, mais après avoir eu l'air un temps fidèle, elle reprend vite de nouveaux amants, et ne dédaigne pas non plus les amours homosexuelles avec son "amie" Satin, qu'elle entretient aussi avec l'argent du comte. Le coup de grâce est donné au malheureux quand il découvre le lit hors de prix qu'il a accepté de payer... et son propre beau-père en compagnie de Nana dedans.
Si Nana se complait dans le luxe clinquant (on dirait le "bling-bling" de nos jours), l'auteur parle régulièrement de "pourriture" issue du caniveau qui est restée en elle et qui détruit tout ce qu'elle touche. Les hommes qui l'approchent tombent comme des mouches : quand ils ne sont pas conduits à la ruine comme le comte Muffat ou le banquier Steiner, ils se suicident comme le jeune Georges Hugon qui caressait le rêve impossible d'épouser Nana, mais qui se fait chasser et traiter de "bébé" quand il ose l'évoquer devant elle. On peut voir là une revanche de la jeune fille, issue des milieux les plus défavorisés, sur la haute société qu'elle qualifie de "tous aussi cochons" après avoir pu voir leurs secrets et leur intimité. Mais tout cela ne la rend pas heureuse pour autant, car elle se lasse de tout : des cadeaux précieux qu'elle préfère briser pour se défouler, des robes valant des milliers de francs qu'elle laisse à sa femme de chambre après les avoir portées deux fois, et bien entendu de ses amants. Elle ne semble capable d'aucun sentiment durable, même pas envers son fils, qu'elle fait venir à Paris au début du roman, mais pour mieux le confier ensuite à sa tante, le considérant généralement au mieux comme un joli poupon à montrer, au pire comme un boulet à son pied.
Après un dernier grand triomphe au champ de courses, quand une pouliche nommée d'après elle remporte la course contre toute attente (ce qui cause la ruine et le suicide de son propriétaire, accusé d'avoir truqué les paris), Nana décide de tout plaquer, revend tout ce qui lui reste, et part pour une destination inconnue, les rumeurs évoquant la Russie ou parfois l’Égypte. Un départ qui fait d'elle une légende.
L'histoire aurait pu s'arrêter là, mais Zola, fidèle à son idée du naturalisme, s'applique à déconstruire la légende en ne racontant que la vérité crue : dans le dernier chapitre du roman, on apprend que Nana est revenue à Paris. Une ultime erreur de sa part, car en rendant visite à son fils malade, elle attrape la variole, qui lui est fatale. A la fin du roman, la "pourriture" qui la poursuit a fait son œuvre : la belle demi-mondaine n'est plus qu'un cadavre au visage enflé et noirci par les pustules, mort quasiment dans l'indifférence générale, à l'image de sa mère dont la mort, à la fin de L'Assommoir, n'est remarquée par les voisins que quand l'odeur de décomposition commence à empuantir les couloirs. A part quelques-unes de ses consœurs, Paris l'a déjà oubliée et s'enflamme pour un tout autre sujet : la guerre de 1870 qui commence.
"Nana" par Édouard Manet, 1877 [Domaine public], via Wikimedia Commons.
Nana a été jugé à sa sortie comme extrêmement choquant. Si notre époque en a vu d'autres et ne se laisse plus impressionner aussi facilement, il reste que le roman dresse un portrait sans fard de la face cachée de la bonne société française de la fin du Second Empire, et des femmes "légères" qui y passent de l'ombre à la lumière. On aurait pu l'intituler Splendeur et misère des courtisanes si Balzac n'en avait pas déjà eu l'idée, tant le luxe ostentatoire et les malheurs du vice s'y côtoient de près, non pas dans une "tranche de vie", mais plutôt dans un "tourbillon de vie", qui comme les tempêtes, finit par tout détruire sur son passage. L'entrée en guerre à la fin du roman le suggère : pour faire plus de dégâts (y compris sur elle-même) que Nana, il n'y a que la guerre.