mercredi 7 novembre 2018

"Blue Rose" et "The Green Woman" de Peter Straub

L'auteur de suspense américain Peter Straub, dont j'avais déjà lu un titre en collaboration avec le célèbre Stephen King, Black House, a également signé plusieurs titres en solo, et celui qui nous intéresse ici est triple : il s'agit de la trilogie Blue Rose composé des trois romans Koko, Mystery et La gorge (The Throat en version originale).

En fait de trilogie, les trois romans peuvent décontenancer au début, surtout les deux premiers : en effet, Koko et Mystery sont deux intrigues a priori complètement indépendantes l'une de l'autre.
Le premier met en scène quatre anciens combattants de la guerre du Vietnam, qui pensent qu'un étrange tueur en série international qui signe ses crimes d'une carte marquée "Koko" est un de leurs anciens camarades. Emmenés par leur ex-lieutenant, même si l'histoire laisse entendre que ce dernier n'a pas toujours été un bon meneur ni un bon tacticien pendant la guerre, ils se mettent à parcourir l'Asie à la recherche du tueur, en suivant la piste d'un massacre d'un village vietnamien auquel leur unité a autrefois participé, massacre sur lequel le roman reste volontairement flou, le traumatisme ayant effacé une partie de la mémoire de chacun sans pour autant leur épargner les cauchemars et la folie.
Pour le second, changement de décor, loin de la guerre et au cœur d'une petite île américaine aux allures de république bananière. Plus orienté polar pur et flirtant avec les aventures de Sherlock Holmes mais toujours avec une certaine ironie, Mystery met en scène Tom Pasmore, fils de bonne famille et détective en herbe, qui est amené à reprendre l'enquête close depuis longtemps sur un meurtre ayant eu lieu dans une résidence de vacances pour riches, paradisiaque en apparence mais d'où rien ne sort dans tous les sens du terme. Au fil de la lecture, des points communs avec Koko finissent par apparaître : ce sont les mêmes principes sous-jacents qui disent que les choses ne sont généralement pas ce qu'elles semblent être, qu'un enquêteur trop sûr de lui peut facilement s'égarer sur une fausse piste et qu'il est difficile, mais parfois nécessaire, d'affronter son passé.
Un autre fil rouge apparaît progressivement entre les deux tomes, un personnage plutôt, celui de Timothy "Tim" Underhill, ancien combattant de la guerre du Vietnam devenu écrivain pour exorciser les fantômes de son passé. Si certains des personnages de Koko et de Mystery affirme que des romans de Tim Underhill sont basés sur leur histoire, ses écrits semblent plutôt graviter autour d'un tueur en série qui signait "Blue Rose".

C'est Tim Underhill lui-même qui démêle finalement le vrai du faux dans La gorge. Changement de dimension, il reprend le contrôle et révèle que Koko et Mystery n'étaient que deux autres de ses romans inspirés de ses expériences et reliés par son éternelle obsession pour le tueur "Blue Rose". Obsession qui s'explique par son passé : sa sœur April était l'une des victimes du tueur. Après avoir écrit Mystery, Tim est désormais persuadé que l'inspecteur Damrosch, qu'on accusait des crimes de Blue Rose, n'est pas le coupable, ce qui semble se confirmer quand un ancien camarade du Vietnam lui apprend que le tueur a fait deux autres victimes. En compagnie de Tom Pasmore et des autres personnes lui ayant inspiré ses personnages, il reprend l'enquête, au risque de se mettre la police à dos, de briser ses anciennes amitiés ou de rappeler à sa mémoire des souvenirs d'enfance qu'il aurait préféré oublier définitivement. C'est en effet une des principales caractéristiques de Tim, ce côté "jusqu'auboutiste" qui lui fait ignorer la loi ou les autorités devant sa détermination à faire ce qu'il estime juste alors que, paradoxalement, il n'est pas toujours tendre avec ceux de ses personnages qui ont les mêmes motivations. La gorge le montre d'ailleurs parfois en aussi mauvaise posture que les héros des tomes précédents, et démontre encore une fois qu'il est facile de prendre une mauvaise piste dans une enquête, mauvaises pistes qui auront de graves conséquences.
Ce qui se révèle également au fil de l'enquête, c'est que si Tim prend cette histoire tellement à cœur, ce n'est pas seulement à cause de sa sœur décédée mais aussi parce qu'il se découvre des points communs avec l'assassin. En parallèle de sa recherche de Blue Rose, il écrit en effet un nouveau roman dont le personnage principal a eu une enfance traumatisante; cette enfance, c'est celle de Tim, mais aussi celle de Fielding Bandolier, un enfant que Tim ne connaissait pas mais qui a un rôle déterminant tout au long de l'histoire, et apparaît en quelque sorte comme le double maléfique du héros. Leur opposition et leur jeu du chat et de la souris, encore accentué par le fait que Fielding Bandolier se cache derrière de fausses identités comme Tim Underhill se cache derrière les personnages de ses romans, est la trame de fond de La gorge, qui amène le lecteur à se méfier de tout le monde et à s'attendre à découvrir que derrière chaque personnage anodin en apparence se dissimule un tueur en série qui a assassiné impunément pendant de nombreuses années. A force de se méfier de tout le monde, on s'attendrait presque à voir la dernière révélation n'être qu'une fausse piste de plus, et sur ce point, la fin semble un peu abrupte, comme si Tim Underhill avait été pressé de refermer la page, sans qu'on sache si la fin de son enquête suffira bien à l'exorciser de ses démons intérieurs. En tout cas, ce personnage très "vivant" ne se lâche pas facilement, même s'il n'est pas toujours admirable et que, d'une certaine manière, il se croit toujours en guerre (pour ce dernier aspect, le traumatisme du Vietnam y est sûrement pour quelque chose) ; son combat devient, le temps du roman, celui de ses lecteurs.
Attention, bleues ou pas, il n'y a pas de roses sans épines... - Par yoshiko314 from KOBE, Japan (Rose in Violet) [CC BY-SA 2.0  (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0)], via Wikimedia Commons

Mais tout n'est pas terminé ! Peter Straub, qui ne devait pas en avoir tout à fait fini avec son tueur en série, le ressuscite dans le roman graphique The Green Woman en s'associant avec l'auteur et acteur Michael Easton et l'illustrateur John Bolton. Si La gorge était un passage à la troisième dimension, The Green Woman, avec l'aide du changement de média, est la quatrième.
Dès le début de l'histoire, le ton est donné : c'est Fielding Bandolier lui-même (représenté par Bolton sous les traits de Peter Capaldi, toujours excellent dans les rôles de méchant) qui s'adresse au lecteur pour dire qu'un écrivain a écrit un livre sur lui, et a écrit n'importe quoi. Tant pis pour l'ego et la tranquillité de Tim Underhill, Fielding est bien vivant, il ne se cachait pas derrière l'identité qu'on croyait et personne n'a rien compris à ses motivations. Mais comme il est de bonne humeur (et qu'au fond, il espère peut-être que quelqu'un va réellement l'arrêter), il raconte sa véritable histoire. Parallèlement, l'inspecteur Bob Steele, qui ne croit pas non plus à la mort du tueur en série, est à sa recherche.
The Green Woman peut se lire indépendamment de Blue Rose, mais ce n'est qu'en ayant lu la trilogie, et en particulier La gorge, qu'on apprécie tous les points communs entre les deux. Le "Bar de la Femme verte" qui donne son nom au roman graphique est un élément important de l'enquête de Tim Underhill, et tout n'est pas dit à son sujet dans La gorge ; mais il y a aussi des épisodes communs aux deux œuvres, notamment les flash-backs sur la guerre du Vietnam dont il existe plusieurs versions contradictoires dans La gorge. Certaines répliques même sont identiques entre les deux ouvrages, mais placées dans un contexte différent ou attribuées à d'autres personnages.
Le tout forme une histoire parallèle qui laisse le lecteur faire son choix sur qui dit la vérité. Tim Underhill, très terre-à-terre, explique les crimes par l'enfance épouvantable du tueur dont le père était lui-même violent et meurtrier. Dans un récit qui tient davantage du fantastique horrifique, Fielding Bandolier raconte que c'est sous l'influence de la "femme verte" qu'il a commis tous ces meurtres. Cette femme verte qui donne son nom au bar est la figure de proue d'un ancien galion dont l'équipage s'est entretué, et l'histoire raconte qu'elle est hantée et pousse au meurtre ceux qui l'écoutent. Il pourrait cependant y avoir une référence à la "fée verte", surnom de l'absinthe qui provoquait folie et hallucinations : Fielding Bandolier est-il réellement sous l'influence d'une sculpture maudite ou est-ce la combinaison de l'alcool et de la schizophrénie qui le pousse à tuer ? Là encore, c'est au lecteur de choisir l'interprétation qu'il préfère, mais The Green Woman n'épargne rien pour le pousser vers la première hypothèse.
Disponible uniquement en anglais alors qu'il y a des traductions françaises pour Blue Rose, The Green Woman est un complément inattendu, une sorte de niveau caché qui complète cette enquête sur plusieurs plans parallèles en y ajoutant une couche supplémentaire de mystère. Le tout est à lire absolument si vous aimez les thrillers dans lesquels on ne peut être certain de rien.
La sublime couverture de "The Green Woman", avec un commentaire flatteur de Neil Gaiman lui-même !

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